Roma 11/03/2011

Interview du Président Giorgio Napolitano - "Le Figaro Magazine"

Monsieur le Président, le 17 mars l'Italie célèbrera les 150 ans de son unité. Que serait-elle l'Italie aujourd'hui s'il n'y avait pas eu le Risorgimento ? Aurait-elle sa place parmi les nations européennes ?

Sans le Risorgimento, sans État national unitaire, l'Italie serait restée, sinon une simple «expression géographique», du moins une pure entité idéale vivant dans le souvenir d'un lointain passé glorieux et le rappel d'une identité linguistique et culturelle. La fragmentation et la dépendance d'États étrangers nous auraient condamnées à l'impuissance. Grâce à la proclamation de l'unité, l'Italie est entrée dans l'ère de la modernité, en prenant sa place dans l'Europe des XIXe et XXe siècles. Après l'aberration du fascisme et la tragédie de la guerre, elle a participé à la construction d'une nouvelle Europe communautaire. L'unité nationale dans la richesse de son pluralisme et de ses autonomies locales, l'unité européenne, avec ces mêmes caractéristiques sont aujourd'hui des leviers irremplaçables pour l'Italie afin qu'elle joue son rôle dans un monde globalisé. Une Italie divisée ou une macro-région italienne deviendrait rapidement insignifiante.

Vous êtes le garant et le symbole de l'unité. Au moment où des élus de la Ligue du Nord annoncent qu'ils bouderont les commémoration, cette unité est-elle ? Le fédéralisme professé par la Ligue la mette-elle en danger ?

Ne dramatisons pas certaines polémiques sur la participation aux célébrations de notre 150 ans. Et je ne vois pas de sérieuses pulsions séparatistes.

Pourtant, les ministres de la Ligue ont voté en Conseil des ministres contre le décret proclamant jour de fête le 17 mars, anniversaire d la proclamation du roi Victor-Emmanuel...

Certes, les représentants de la Ligue du Nord au sein du gouvernement ont manifesté leur dissension. Mais les décisions prises en Conseil des ministres impliquent l'adhésion de tout le gouvernement. En tout cas, je suis sûr d'une large participation des citoyens aux commémorations, y compris la où la Ligue du Nord a beaucoup d'influence. Je me suis rendu le 2 février à Bergame [l'un des fiefs de la Ligue du Nord, NDLR] : j'y ai reçu un accueil populaire exceptionnel, au-delà de toute attente. Cette question du 17 mars journ de fête nationale est a séparer du débat sur les autonomies et sur un possible fédéralisme. Nous nous eforçon depuis longtemps de surmonter le centralisme, vice d'origine de l' État italien né sur les brisées de l'État piémontais. La voie a été ouverte par la Constitution républicaine qui a associé, dans un article fondamental - le cinquième - l'unité et l'indissolubilité de la République à la promotion et la valorisation des autonomies régionales et locales.

Vous avez déclaré que, sans la Sicile et le Mezzogiorno, l'État unitaire n'aurait pu voir le jour. La question méridionale reste le grand facteur de déséquilibre. Continuez-vous le sud de l'Italie comme un ferment de consolidation de l'unité ?

Absolument. Je voudrais rappeler les grandes contributions du Mezzogiorno à l'Italie contemporaine en matière de travail et de pensée, sans parler du sang versé. Sur le Piave [en 1917, équivalent italien de la bataille de Verdun, NDLR] come à la bataille d'El Alamein [1942], sur les montagnes et dans les villes durant la Résistance, il n'y avait que des Italiens, tous des Italiens, et non pas des Vénitiens ou des Toscans ou des Siciliens.
Aujourd'hui, face aux évènements les plus récents qui bouleversent des pays comme la Tunisie, l'Egypte, la Libye, nous devont apporter une réponse commune visant développement des deux rives de la Méditerranée. Il en va de l'avenir de l'Europe toute entière. Le Mezzogiorno a un rôle décisif à jouer. Les célébrations des 150 ans de la fondation de notre État national offrent l'occasion de mettre en lumière non seulement les apports du Mezzogiorno à une histoire et à une culture communes, mais ses énormes potentialités qui garantiron une croissance plus soutenue et équilibrée du pays.

L'alliance avec la France de Napoléon III a été le fondement de la politique européenne de Cavour, avez-vous dit en septembre dernier devant l'École Normale Supérieure à Paris. L'Italie a joué un rôle déterminant dans la construction européenne. Pensez-vous qu'aujourd'hui, l'Europe reste un facteur de cohésion pour les Italiens ?

N'oublions pas la source d'inspiration et d'impulsion pour le mouvement national italien qu'ont représenté la Révolution française et l'ère napoléonienne, n'oublions pas non plus la référence fondamentale que l'alliance avec Napoléon III a constitué pour la politique européenne de Cavour. C'est un héritage historique dont l'amitié entre la France et l'Italie se nourrit encore aujourd'hui. Après la Seconde guerre mondiale, nos deux nations ont fait partie des fondateurs de l'Europe communautaire. Depuis des décennies, regne un large consensus parmi les forces politiques et sociales italiennes pour reconnaître le rôle essentiel que nous avons joué et que nous voulons continuer à jouer dans la construction européenne. Cette conviction commune et cet engagement européen demeureront un facteur de cohésion pour les Italiens à condition que le gouvernement, le Parlement, les partis, les institutions culturelles, l'école et les media expriment et transmettent aux nouvelles générations des motivations et des objectifs nouveaux pour poursuivre l'intégration européenne.

Massimo D'Azeglio, figure du Risorgimento, disait au lendemain de la proclamation de l'Unité : «On a fait l'Italie. Reste à faire les Italiens». En ce 150e anniversaire, avez-vous le sentiment que l'unité nationale et la défense de la patrie soient largement partagé dans le pays, notamment par les jeunes ?

Par rapport à la situation d'il y a 150 ans, la conscience nationale des Italiens s'est accrue et s'est enracinée dans tant d'épreuves. Certaines ont été dramatiques. Je suis Président de la République depuis bientôt cinq ans et au cours de mes voyages et de mes rencontres dans tout le pays, j'ai pu constater combien l'attachement de l'Italie à son unité est plus fort - y compris parmi les jeunes générations - que ce que certaines polémiques pourraient donner à penser. Il ne faut pas prendre à la lettre et surestimer une tendance à la critique excessive, ni cette forme d'auto-dénigrement qui fait peut-être partie du caractère des Italiens.
Je suis en général convaincu qu'une confrontation sérieuse sur tant d'aspects de notre histoire lointaine soit une occasion vraiment importante pour discuter de l'Italie d'aujourd'hui et de demain, des défis difficiles qu'il nous faut relever en pensant aux plus jeunes générations.
Quant à la défense de la patrie, de notre drapeau national et de la sécurité collective, pensons à l'abnégation qui va jusqu'au sacrifice de leur vie dont nos jeunes font preuve - comme du reste tant de jeunes Français, Britanniques, Européens et Américains - sur les champs de bataille du Liban, des Balkans et d'Afghanistan.

Quelle influence la commémoration des 150 ans peut-elle avoir sur l'opinion publique, en cette période incertaine où ni les héros, ni les grandes épopées ne sont plus à la mode ?

Ce 150e anniversaire célèbre notre fierté d'être Italiens. L'unité d'Italie a couronné les rêves de Dante, Pétrarque et Machiavel. Elle nous a permis, en partant d'une condition de grande pauvreté et d'arriération générale, de devenir un des pays de premiers plan aux Nations Unies comme au sein de l'Union Européenne et de l'Alliance Atlantique. C'est la raison pour laquelle, en accord avec le gouvernement, j'entends conférer un relief international particulier aux célébrations du 150e anniversaire en invitant de nombreux chefs d' État à Rome le 2 juin.

En tant que Napolitain, comment ressentez-vous le scepticisme et les préjugés de certains de vos concitoyens ?

Je vous remercie de cette question. Dans les nombreuses appartenances dont nous nous réclamons, je me sens européen, italien, napolitain. C'est à Naples que se trouvent mes racines. C'est là que j'ai commencé mon parcours. C'est la réalité humaine et sociale que j'ai longuement représenté au Parlement italien et au Parlement européen. Naples - Nea Polis, la Cité Nouvelle des Grecs - a une histoire très ancienne et a longtemps fait référence dans le panorama culturel et philosophique européen. Aujourd'hui, ma ville traverse une phase difficile. Un écrivain aimé en France, Raffaele La Capria, parle d'«harmonie perdue». Cela n'autorise pas les lieux communs auxquels s'abandonnent certains observateurs ni le scepticisme, à fortiori venant de nous autres Italiens et même Napolitains. L'Italie toute entière a fait preuve dans les moments les plus durs de son histoire d'une surprenante énergie vitale. Je suis convaincu qu'il est possible, lors de la commémoration du 150e anniversaire d' instaurer un climat nouveau dans les rapports entre les différentes réalités du pays et, par conséquent, de donner élan unitaire vers l'avenir, au sein d'une appartenance européenne toujours plus forte.

Vous avez déclaré récemment que le pessimisme de Pier Paolo Pasolini sur l'Italie n'était pas «sans fondement». Avez-vous des raisons d'être optimiste ?

Avant tout, je voudrais dire que celui qui exerce une responsabilité politique ou institutionnelle ne peut se permettre le luxe d'être pessimiste. C'est une attitude intellectuelle absolument respectable, mais celui qui occupe un poste de responsabilité doit avoir foi dans la possibilité de renouveler et de faire évoluer le pays. Je pense en particulier aux conditions dans lesquelles l'Italie s'est retrouvée après la Seconde guerre mondiale. Il était alors vraiment difficile d'être optimiste. L'Histoire a démontré que ceux qui l'étaient ne se sont pas trompés.